La tentation complotiste - La démocratie à l'ère du soupçon
« Tout est lié. Rien n'arrive par hasard. Les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être. »... Hormis son déterminisme systématique, en quoi une telle formule appartiendrait à la seule rhétorique complotiste ?
Ne pourrait-elle pas tout aussi bien concerner la démarche journalistique, l'enquête policière, voire même la recherche scientifique ? L'établissement des faits, la recherche de la vérité dans ces différents domaines ne consiste-t-elle pas à chercher les rapports de causalité entre les choses tout en s'arrachant aux simples évidences propres à un événement ou à un phénomène ? Autrement dit, en quoi le scepticisme exacerbé du complotiste diffère-t-il du doute qui construit notre esprit critique face aux événements sociaux et politiques ?
La différence résiderait-t-elle alors, non pas tant dans les critiques émises par ces conspirationistes, que dans les réponses définitives et systématiques qu'ils se disent seuls à pouvoir apporter à leurs interrogations ?
Car dans les « théories » du complot, il y a la conviction profonde que la vérité est ailleurs, cachée aux yeux de tous, et que seuls quelques initiés la connaissent et peuvent la révéler aux citoyens crédules ; et cette vérité, dont les complotistes excellent à construire la trame narrative, réside dans l'obsession qu'un groupe ou un individu omnipotent , navigant aux marges de la société, contrôle secrètement l'ordre politique économique et social : l'antisémitisme étant devenu le modèle archétypal du complotisme.
Mais cela impliquerait-il que toute critique radicale du modèle capitaliste, toute défiance face à des systèmes de domination et d'information relèverait d'une logique complotiste ? Les révélations de Julian Assange ou d'Edward Snowden n'ont-elles pas montrées l'opacité illégale d'un état démocratique ?
Toute la difficulté dans notre société démocratique, où la vérité politique ne s'élabore que dans la libre confrontation des opinions, dans le partage d'un sens commun, c'est qu'elle laisse tout autant la place à l'exercice du jugement de chacun qu'au délire les plus fallacieux de certains.
Et dans une époque où les réalités alternatives (infox, post-vérité) se démultiplient au travers de la toile et brouillent la vérification des faits ; dans un monde globalisé où grandissent les incertitudes et les soupçons de tous ordres, la tentation complotiste – à la manière d'une croyance religieuse – gagne les esprits pour colmater toutes les brèches d'inquiétudes, et s'inventer une vérité, certes diabolique, mais fantasmatiquement infaillible...
Le complotisme deviendrait-il le nouvel « opium du peuple » ?